Nous avons voulu savoir ce que la Coopération Structurée Permanente (CSP) représenterait pour l’Europe de la Défense si le Traité de Lisbonne était finalement ratifié par les derniers pays retardataires. L’Amiral de Division (e.r.) Jacques ROSIERS est Aide de Camp honoraire du Roi, et fut jusqu’en 2008 sous-chef d’État-major « Stratégie » (ACOS Strat), Directeur national de l’Armement et Chef du Département « Politique de défense, Relations internationales, Études et Plans stratégiques ». Il a également des responsabilités auprès de l’Agence européenne de Défense (AED) et il est Président de l’Agence Euro-Atlantique de Belgique. Il a accepté très volontiers de répondre à quelques questions de la CGSP sur le sujet.
Amiral, pourriez-vous nous expliquer en quoi consisterait une Coopération Structurée Permanente (CSP) en matière de Politique européenne de Sécurité et de Défense (PESD) ? Plus d’« Europe », c’est une évidence pour nous qui sommes belges et qui avons toujours gardé cette ligne directrice, quel que soit le gouvernement en place. Cependant, certains pays restent réticents dans plusieurs domaines. Donc, avant tout, il faut espérer une ratification du Traité de Lisbonne par l’Irlande et la République tchèque au plus vite. Une fois cette étape accomplie, une CSP pourra être envisagée et mise en oeuvre après le vote des 27 pays membres de l’UE. Cette CSP voudra dire que les membres confirment leur volonté de développer des moyens d’action communs pour permettre à l’Union européenne d’accomplir avec succès toutes ses missions, celles de Petersberg notamment. Introduire l’idée d’une coopération plus organisée entre certains États membres entraînera une plus grande efficacité pour la gestion des crises. Ce qui est important, c’est qu’il s’agira de coopérer de manière permanente, comme le nom l’indique, et pas de façon occasionnelle ou désordonnée.
Les objectifs cadreront donc avec les projets de l’UE pour toutes les matières qui concernent la PESD, et ce, grâce au travail de l’Agence européenne de Défense (AED) qui aura un rôle très important par rapport à la CSP. Depuis la présence des différents ministres de la Défense dans le Comité de Direction de l’Agence, les États membres prennent de plus en plus conscience de la nécessité d’une bonne coopération pour améliorer les facteurs clés que sont l’autonomie et la réactivité. Précisons cependant que l’OTAN restera, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en oeuvre.
Peu de personnes connaissent l’existence du protocole sur la CSP établie par les articles I-41 et III-312 de la Constitution. Comment expliquez-vous que cette possibilité de coopération, importante à vos yeux, n’a pas été plus médiatisée lors des discussions pour la ratification du Traité de Lisbonne ? Il s’agit d’une question assez difficile. Tout d’abord, il faut savoir que ce dossier est très technique, mais également très politisé. Le fait que cette particularité soit passée pratiquement inaperçue vient du fait que nous souhaitons tous faire preuve de beaucoup de prudence. La ratification du Traité est déjà suffisamment difficile sans que l’on y ajoute des polémiques inutiles. Le temps où l’on faisait du business est révolu. Ce qu’il faut, c’est prendre le temps d’arrondir les angles pour que tous les États témoignent un maximum de confiance envers l’UE. C’est ce qui se passe actuellement avec les Irlandais du point de vue économique. Selon les derniers sondages, ils seraient maintenant, en légère majorité, favorables au Traité suite à la crise qui sévit. Il en va de même pour les Islandais qui se déclarent favorables au remplacement de leur monnaie par l'euro depuis que la couronne islandaise s'est fortement dépréciée sous l'effet de la crise financière internationale. Pour la CSP, ce sera le même principe. À nous de convaincre les adhérents potentiels en fonction des résultats positifs qui seront obtenus. Ce sera la meilleure manière d’inciter les plus sceptiques à participer, sans forcer qui que ce soit.
D’accord, mais les conditions pour élaborer la CSP ne sont pas clairement définies dans les textes. Comment un État pourra-t-il revendiquer son adhésion et sur base de quels critères ? Chaque gouvernement a ses particularités qui font que nous sommes en présence d’États forts différents. Dans ces conditions, il ne faut pas imposer des critères trop sélectifs, mais il faut que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Nonobstant, des obligations de résultat seront exigées. Le but est d’améliorer les capacités de Sécurité et de Défense. Beaucoup interprètent mal le mot « capacités ». Il doit être pris dans le sens le plus large du terme, car il veut dire bien plus que du matériel ou du personnel. C’est un ensemble de tout ce qui permet d’entreprendre des actions plus efficaces par le biais de synergies dans les domaines les plus divers de la Sécurité et de la Défense, comme la Recherche et le Développement (R&D), l’entraînement, la formation… Bref, il faut un concept commun qui reprenne tous les grands axes dans ces domaines. Finalement, en n’étant pas trop restrictifs, nous laisserons la porte ouverte pour que chacun puisse apporter quelque chose qui lui est propre. C’est là que les critères interviennent, et ils pourront être très diversifiés. Par exemple, sur base d’un pourcentage de dépenses budgétaires pour la R&D, en pourcentage de Troupes engageables… Mais pour être inclusif, il faut rester sérieux. Il n’est donc pas possible d’exiger en même temps toute une série d’obligations de la part d’un candidat à la CSP. Cela étant, on peut imaginer de nombreux autres critères, comme la volonté d’ouverture des marchés de Défense, la volonté d’acquérir les capacités manquantes, l’obligation de suivre les recommandations de l’AED, la convergence en matière de doctrines, la participation aux Battles Groups, le pooling de moyens, etc.
Imaginons que l’un des critères obligatoires soit un pourcentage minimum de dépenses de Défense sur base du produit intérieur brut (PIB), ce qui ne serait pas impossible. Cela veut dire qu’un pays riche dépenserait plus pour la Défense européenne. Si ce même pays dépense plus pour la Sécurité sociale, l’Éducation, l’Environnement…, le citoyen peut l’accepter, mais peut-être moins facilement pour de l’armement. Comment certains gouvernements pourront-ils expliquer une augmentation du budget Défense, alors que pour certains la situation actuelle est déjà difficilement soutenable économiquement et politiquement ? Je dirais qu’il faut savoir ce que l’on veut. Si l’Éducation, la Sécurité sociale, l’Environnement… sont des choses extrêmement importantes, elles le sont surtout dans un pays en paix et sécurisé. La CSP est un outil qui permettra de donner les moyens à l’UE de répartir correctement les budgets et les investissements. Il est même probable qu’au bout du compte, cela nous mène à faire des économies. Le pooling est un bon exemple. Certains pays pourraient se décharger de frais élevés d’achat et de maintenance pour certains équipements. Soyons clair, je ne parle pas ici de « spécialisation », comme lorsque l’UE doit dépendre de l’OTAN pour certaines missions, mais bien de niches capacitaires pour les États qui disposent déjà des moyens. Il faut considérer la CSP comme une sorte d’assurance pour la paix, et donc, comme pour une assurance, il faut choisir le bon produit. On sait que les Anglais, par exemple, ne croient pas vraiment au concept de la CSP, et qu’ils préfèreront continuer à dépenser des budgets importants pour leur Défense. Le seul moyen de les convaincre, c’est de leur prouver que ceux qui seront devenus membres de la CSP dépenseront moins et mieux. Ne nous leurrons pas, les missions extérieures coûtent très cher, et je suis convaincu que la CSP peut diminuer ces coûts.
Le 20 octobre 2008, lors d’un colloque à l’IRSD, Monsieur Olivier DARRASON (Président de l’Institut des Hautes Études de la Défense nationale française) avait insisté sur le fait qu’il était absolument nécessaire de dissocier la CSP du Traité de Lisbonne afin de faire preuve de plus de pragmatisme dans ce domaine. À l’époque (voir Info-Défense décembre 2008, pg 17-20), vous étiez opposé à cette idée. Qu’elle est votre position aujourd’hui ? Il faut bien recadrer ma position dans le contexte de ce colloque, mais cela n’empêche que je reste opposé à une CSP en dehors du Traité de Lisbonne. Nous ne pouvons pas accepter la stratégie de confrontation que la France voudrait mettre en oeuvre par ce biais. Il faut éviter à tout prix de reproduire le scénario du Traité de l’Atlantique Nord où les États-Unis sont incontournables. C’est pour cette raison qu’il faut « éduquer » les Français, les Anglais, mais aussi les Allemands. Ils doivent comprendre l’importance des trois lettres de la CSP : coopération, structurée et permanente.
La CSP ne risque-t-elle pas de créer une Europe de la Défense à deux vitesses en donnant la possibilité à certains États, plus riches ou plus volontaristes, de se lancer dans l’aventure, alors que d’autres ne voudraient pas ou ne pourraient pas ? Je n’aime pas ce terme de « deux vitesses », il a une connotation péjorative. Une Europe à deux vitesses, c’est un peu comme le monstre du Lock Ness. Vous savez, on ne peut pas réécrire l’histoire de l’Europe. Il faudra faire avec nos différences, et on ne peut pas créer une CSP en étant seul. Je préfère que l’on parle d’une Europe des pionniers, ensuite viendra celle des volontaristes et après les autres nous rejoindront. Ce qui est important, c’est qu’il ne faut pas sanctionner ceux qui n’appartiendraient pas à la catégorie des pionniers ou des volontaristes. Le plus grand danger serait de forcer des États à participer, pour ensuite les rejeter par manque de capacités. Quoi qu’il en soit, n’oublions pas que la CSP n’a pas comme objectif de faire concurrence à la PESD, mais bien de la renforcer.
Prenons l’exemple fort décrié du retour de la France dans l’OTAN. On peut ne pas être d’accord avec le Président Sarkozy sur tous les sujets, mais ce retour lui permet de participer pleinement à la planification des missions, et donc de participer activement à tous les processus décisionnels, tout en gardant une autonomie militaire française. Le but de la cette coopération structurée permanente, c’est la même chose.
À la lecture des textes relatifs au Traité européen, on constate que le vote à l’unanimité est une règle sacrée. Or, pour la CSP, le vote à la majorité qualifiée sera une exception pour accepter ou suspendre un État membre. Par contre, pour toutes les autres décisions, ce sera le Conseil européen qui devra prendre position avec un vote à l’unanimité. Quelle est donc la plus value si la CSP n’est pas réellement accompagnée de progrès en termes de politique de l’UE ? Nous devons bien nous rendre à l’évidence que tôt ou tard il faudra accepter que l’UE vote à la majorité qualifiée. Trop souvent, de nombreux dossiers sont bloqués par ce principe de vote unanime. Mais pour l’instant, il faut impérativement le vote unanime sur tous les sujets qui touchent à la souveraineté des États. Cela étant, j’assiste à de nombreuses séances au sein de l’AED où certains projets sont soumis au vote par le principe de la majorité qualifiée. Et je reviens sur le fait qu’il faut faire preuve de beaucoup de bons sens pour la CSP, car si celle-ci devient un succès sans que l’on brusque les choses, alors le Conseil pourra recueillir plus facilement un vote unanime de la part des participants, car on ne change pas une équipe qui gagne.
On sait que l’UE a un problème avec ce que les experts appellent le « capabilities-expectations gap », c'est-à-dire la différence entre son niveau d’ambition et ses capacités réelles en termes de projections importantes de forces sur le terrain. La CSP permettrait-elle de maintenir 60.000 militaires pendant une longue période en opération ? Lors de la conférence de Bruxelles, en novembre 2000, les contributions des États membres ont été rassemblées dans ce que l’on appelle le « catalogue des forces » pour qu’ils fournissent volontairement leurs contributions nationales. Bien que les Conseils européens d’Helsinki et de Feira donnaient les orientations sur les objectifs et les efforts à fournir en capacités opérationnelles et stratégiques, force est de constater que les moyens disponibles pour une action autonome européenne restent parfois difficiles à rassembler. Lorsque nous disposerons de ce nouvel outil, il permettra une meilleure répartition des capacités au sein des États qui voudront collaborer. 60.000 personnes sur le terrain, cela représente un volume opérationnel de 200.000 hommes si l’on tient compte des rotations, de la logistique… Avec plus de 2 millions de militaires, l’UE devrait y arriver, sinon nous pourrons dire qu’il y a un problème.
Hier (lundi 20 avril 09), le ministre De Gucht déclarait que « L’Europe ne marche pas ! » Difficultés avec le Traité de Lisbonne, mise à nu des faiblesses de l’UE qui tarde à répondre à la crise financière, et surtout l’approche intergouvernementale aux dépens de l’optique supranationale suite au sommet du G20 où Paris, Londres et Berlin se sont réunis avant de concerter les autres États membres. On se dirigerait vers un directoire conduit par les grands pays… Ces déclarations ne devraient-elles pas nous inquiéter en matière de PESD ? Je peux comprendre la réaction du Ministre De Gucht. Ces déclarations sont un coup de semonce vis-à-vis des grands États de la part d’un homme déçu par la situation actuelle. Cela dit, je crois personnellement qu’une Europe seulement dirigée par quelques grands pays est illusoire. Plus aucun chef d’État ne peut croire aujourd’hui que son pays est capable à lui seul de faire face à tous les problèmes sécuritaires, environnementaux, etc. Le but de l’UE est justement de se dire qu’il est fort rassurant de savoir que d’autres peuvent vous aider dans des domaines où ils sont plus spécialisés. L’Europe apprend surtout de ses erreurs, et son histoire n’évolue pas rapidement. En matière de PESD, nous avons commencé avec un projet fort ambitieux. Cependant, à aucun moment l’Europe n’a reculé. Nous devons continuer à monter les escaliers, même s’il faut parfois s’arrêter à l’un ou l’autre palier, car ces escaliers ne sont pas droits comme une échelle. Je persiste à croire que la CSP est la seule solution pour atteindre nos objectifs en matière de Sécurité et de Défense, car l’Europe reste vulnérable et n’a que des moyens limités. Ce qu’il faut souligner, c’est l’arrivée au pouvoir du Président Obama. Les Américains vont redevenir des alliés « normaux », si j’ose dire, comme nous les avons connus jadis. Évidemment, ils nous disent qu’ils sont prêts à nous écouter, à discuter et à négocier… mais pas pendant dix ans. Après, il faudra coopérer, ce qui est compréhensible. L’UE doit saisir cette opportunité unique qui se présente aujourd’hui.
Amiral, nous vous remercions pour cet entretien fort instructif.