1° - Pour finaliser la Structure unique, vous aviez prévu l'introduction du Concept de Carrière Mixte (CCM). Votre successeur, Pieter De Crem, veut revoir la loi en profondeur (et le mot est faible). Quelle est votre réaction face à cette intention ?
Pour moi, on ne peut pas faire avancer un dossier en adoptant le pas de marche de la procession d'Echternach un mardi de Pentecôte. C'est la meilleure façon de ne pas avancer. Lorsque l'on est conscient du temps qui est nécessaire pour conclure un tel dossier, compte tenu du nombre important d'étapes par lesquelles il doit passer, on n'a pas le droit de perdre son temps en faisant trois pas en arrière et deux pas en avant. Surtout qu'une législature est déjà trop brève en temps normal, et qu'ici, elle a encore été raccourcie par "l'Orange-Bleue". Certains disent que le CCM n'était pas la meilleure formule, c'est leur droit, mais il faut savoir qu'elle a été adoptée par la majorité des syndicats et des partis politiques. Je trouve donc que pour le personnel, il est très dommageable que l'on fasse du surplace dans ce dossier, surtout qu'il n'y a aucune proposition concrète en échange.
2° - Les anciennes caisses "Services Spéciaux" ont été transformées pendant votre législature. Depuis, ces caisses relèvent de la formule "Service de l'État à gestion séparée" et portent le nom de "Services de Restauration et d'Hôtellerie de la Défense" (SRHD). Vous auriez très bien pu, comme le ministre De Crem l'a fait, ponctionner des millions d'euros dans ces caisses pour des travaux d'infrastructure. Vous ne l'avez jamais fait. Pourquoi ?
Au niveau de l'Infrastructure, après un an, on attend toujours un plan d'action ! Je constate qu'il y a beaucoup d'effet d'annonce, mais à part cela, rien de concret. Si nous avons transformé ces caisses "Services spéciaux", c'était pour arriver à une plus grande transparence. Maintenant que c'est fait, on vient piller ces caisses. Je trouve cela tout simplement intolérable et scandaleux ! Si je ne l'ai pas fait, c'est parce que cet argent devait servir à financer les besoins sociaux du personnel. Je trouve un peu court l'argument qui vise à dire que d'une certaine manière on rend service au personnel sous prétexte que cet argent servira pour les installations Horeca. C'est exactement comme si on avait pris l'argent des caisses sociales du SPF Finances pour financer les travaux de rénovation de la Tour du même nom. C'est aberrant !
3° - Après la fermeture des dernières casernes des FBA, vous avez décidé d'utiliser plus de bus militaires pour organiser des transports gratuits au profit des militaires qui devaient rejoindre des casernes difficilement accessibles au départ de certaines gares. Dans un souci d'économie, le ministre a décidé de revoir ces mesures sociales, et de supprimer le service journalier entre la gare de Courtrai et les casernes de Tournai, par exemple. Qu'en pensez-vous ?
Nous avions voulu que le Service "Écomobilité" soit un service à la disposition du personnel. Ce projet a tellement bien fonctionné qu'il a été envié par d'autres SPF et même copié par des entreprises modernes. Avec un peu d'intelligence, si on est précurseur dans un domaine, on doit tout faire pour le rester. Un proverbe populaire dit "Il vaut mieux faire envie que pitié !", on n'arrête pas un système aussi performant pour économiser quelques euros. Mais bon, je ne suis pas plus étonné que cela de ce type de décision. Une fois encore, c'est la démonstration évidente d'un manque total de vision et d'une incapacité de management.
4° - La revue bimensuelle DIRECT pour le personnel de la Défense est encore une de vos initiatives. Vous aviez fait en sorte que chaque militaire soit informé directement à son domicile par le biais de cette revue. Selon le ministre De Crem, beaucoup de militaires ont accès à un ordinateur au travail et peuvent donc en profiter pour consulter la version électronique du DIRECT. Maintenant, un seul exemplaire papier est envoyé par tranche de dix militaires dans les quartiers. Est-ce bien une économie ?
Absolument pas, à l'instar des toutes les autres dispositions vexatoires prises par le ministre de la Défense sous couvert d'économies, celle-ci est encore plus stupide. Il s'agit d'une décision qui met à mal la communication interne du Département. Demandez au tenancier du plus petit commerce à Aalter ce qu'il pense de la communication et de l'information. Il vous répondra que ce sont les clés de la réussite de toute entreprise. Le vrai problème dans cette malheureuse histoire vient du fait que ces mesures sont dictées par un quarteron de civils, membres du Cabinet, et qui fait barrage au ministre de la Défense sur les conséquences de leurs décisions prises dans une ignorance crasse qu'ils considèrent comme étant les bonnes. Parfois, c'est simplement par pur règlement de compte en interne. Quoi qu'il en soit, c'est l'illustration d'un manque total de contact avec les gens de terrain.
5° - Le ministre De Crem estime que les Maisons de la Défense ne sont pas rentables en termes de recrutement d'effectif. Toutes les Maisons de la Défense sont condamnées. Elles seront remplacées par des équipes itinérantes qui seront présentes lors de grandes manifestations. La première à en faire les frais est la Maison de la Défense de Wavre. Est-ce le hasard ?
Pas du tout ! C'est le type de mesure gratuite prise par un petit esprit qui cherche une revanche mal placée. Et vous savez comme moi que les petits esprits on les plus gros préjugés. Cette décision a été prise sans la moindre étude comparative sérieuse. Dire qu'on sera plus présent dans les événements qu'auparavant n'est pas sérieux. Je ne vois pas quelle sera la différence par rapport au travail actuel des Maisons de la Défense qui font du recrutement en permanence. Maintenant, si Pieter De Crem estime que c'est mieux de faire passer un test de recrutement entre deux fûts de bière dans une kermesse de village plutôt que dans de bonnes conditions dans une Maison de la Défense, c'est son choix, mais il faudra aussi qu'il l'assume.
6° - Dernièrement, le ministre a rédigé un texte de base en vue d'un accord avec les syndicats pour la période 2008-2011. Vous avez instauré la notion d'accord sectoriel au sein du Département de la Défense, devenant ainsi le premier MOD à en réaliser deux de suite. Votre successeur estime que l'accord avec les syndicats est surtout un accord politique avant d'être un accord sectoriel. Pensez-vous aussi la même chose ?
J'ai toujours dit que la première richesse du Département était son capital humain parce que c'est ma conviction profonde. D'autres ont prétendu la même chose, mais ils n'en pensent pas un traitre mot. Dans toute entreprise moderne, le dialogue social est un facteur important de réussite. Ce dialogue doit reposer sur des contacts permanents à tous les niveaux, pas uniquement au Cabinet du MOD, mais aussi sur le terrain. Le dialogue social doit respecter certaines règles pour pouvoir opposer des résultats à une tierce partie, comme le Conseil d'État... N'oublions pas qu'un bon accord sectoriel est une garantie pour le MOD et pour le personnel. Si vous rédigez un bon contrat, vous n'aurez pas de problème de non-exécution ou de mauvaise interprétation. Le but que j'ai recherché était un alignement des militaires avec les autres fonctionnaires. En travaillant avec un accord sectoriel, j'ai voulu faire un parallélisme avec les autres SPF. Je voudrais ajouter qu'un accord sectoriel est toujours l'aboutissement d'un accord politique, et refuser cette dénomination susciterait en moi une réaction spontanée de méfiance, car cela voudrait dire que l'interlocuteur que l'on a en face de soi refuse d'assumer ses responsabilités jusqu'au bout. J'aurais tendance à vouloir crier au ministre qu'il est un casse-cou et aux syndicats qu'ils doivent être très méfiants. Vous dites que l'accord sectoriel de la Ministre Vervotte est un accord crédible et qui inspire confiance. Vous avez parfaitement raison. La question qui se pose, c'est pourquoi Pieter De Crem ne sait pas faire comme sa collègue. On ne saurait pas faire pour la Défense ce que l'on peut faire pour un autre SPF ? J'en ai marre que l'on considère les militaires comme des serviteurs de seconde zone.
7° - Dans sa note d'orientation, tout comme dans son projet de note d'engagement politique (accord avec les syndicats), Monsieur Pieter De Crem veut réintroduire le Service militaire sur base volontaire. De cette manière, il estime créer, via les engagements, une certaine continuité entre les jeunes et les membres de la Défense. Vous avez vous-même été à l'origine de la base légale de ce qui aurait dû être le Service d'Utilité Collective (SUC), mais cette loi n'a jamais été exécutée. Que pensez-vous de l'initiative de votre successeur ?
Il va bien falloir qu'il comprenne un jour que la seule solution possible, admissible et réalisable, est le SUC sur base volontaire. Tout autre projet de réintroduction du Service militaire, outre le fait que cela va à contre courant des idées des autres pays, est financièrement irréalisable. Ce n'est qu'une réponse inappropriée à une situation dénoncée par quelques citoyens et syndicalistes mal informés qui croient que parce qu'on va remettre le Service militaire en place, il y aura plus de civisme dans les gares, les écoles… Le civisme est l'affaire de tous, en commençant par les parents et les éducateurs, pas par les instructeurs dans les casernes. Il faut une approche plus globale que cela. Rappelez-vous la chanson du fameux "sirop typhon", et bien cette idée du Service militaire c'est exactement la même chose, ça n'apportera aucune solution. Cela étant dit, je lui souhaite bonne chance et beaucoup de courage dans cette aventure. Le problème pour lui et son équipe, c'est qu'ils n'auront plus le temps !
8° - Monsieur De Crem voudrait mieux rémunérer les militaires qui participent à des missions opérationnelles à l'étranger. Sur ce point, vous aviez déjà fait des efforts importants. Maintenant, le ministre veut réintroduire le système des 3 piliers, mais en l'élargissant à un quatrième, "la responsabilité de commandement". Si c'était à refaire, vous feriez comme lui ?
Il faut d'abord faire un rappel. On a voulu instaurer les primes d'habillement, et c'est une volonté qui s'est concrétisée, mais sans faire la moindre distinction entre les grades les plus hauts ou les plus bas. Ici, c'est la même philosophie qu'il faut garder pour les primes lors de missions à l'étranger. Un militaire court les mêmes risques s'il est Colonel ou Caporal à Kaboul. Je dirais même que le Caporal prend de plus grands risques. Donc, je suis tout à fait d'accord pour qu'on revalorise, mais il ne faut pas chercher, par des justifications pseudoscientifiques, à donner des primes plus élevées aux plus gradés et des primes moins importantes aux plus faibles en grade.
9° - Dans le plan stratégique 2000-2015, il était prévu de ramenerà 37.725 le nombre de fonctions dans les tableaux organiques pour l'année 2015. Dans sa note d'orientation politique, Monsieur De Crem veut atteindre le même objectif, mais pour l'année 2011. Pour arriver à son but, il a pris certaines initiatives, comme le transfert de certains militaires vers le SPF Justice. Chacun sait maintenant que ce n'est pas vraiment un succès, et pas mal de gens pensent qu'il n'arrivera jamais à son objectif final avec les mesures prises. Partagez-vous l'impression des gens sur ce point et fallait-il vraiment passer de 2015 à 2011 ?
Pour moi, c'est complètement stupide de faire une réforme sans prendre le temps nécessaire. C'est comme faire courir un marathon à quelqu'un qui ne sait pas encore marcher. Une fois de plus, c'est l'illustration parfaite de la méconnaissance totale des dossiers de la part de l'entourage de ce ministre, qui a déjà commencé à lui causer du tort. Ces gens croient que par un claquement de doigts tout est faisable. Je doute que ce soit l'avis de l'État -major. On doit d'abord respecter les gens avant de s'engager dans ce genre de décision. Les militaires ne sont pas des pions ! Ce n'est pas parce qu'un militaire est très compétent dans son domaine qu'il peut devenir un bon gardien de prison. Je suis pour le respect des procédures, mais surtout pour le respect de la dignité des individus.
10° - Monsieur De Crem a déclaré à de nombreuses reprises que la Défense était fatiguée des réformes, et dit: "Je vais faire du ministère de la Défense un SPF à part entière. On sera plus ouvert, le contact avec les syndicats sera renforcé, il y aura une rupture très grande dans le fonctionnement et les habitudes !". Actuellement, la Défense n'est toujours pas un SPF… Croyez-vous que ce serait un avantage qu'elle le soit ?
Il dit que le personnel en a marre des réformes et donc qu'il va réformer… Allez comprendre. Je lui rappelle modestement qu'il a été clairement stipulé par le gouvernement qu'il fallait continuer la réforme telle qu'elle a été décidée sous les précédentes législatures. Nulle part il n'est prévu qu'il avait le droit de tout casser ! Le ministre de la Défense est dans un gouvernement qui a son mot à dire. Pieter De Crem n'est pas le seul à décider. Pour ce qui est de renforcer le contact avec les syndicats, permettez-moi de bien rire. Vous êtes mieux placé que moi pour confirmer. Par contre, au sujet du SPF, je n'ai plus envie de rire. Lorsqu'on a commis, j'insiste "commis" la réforme Copernic, nous avons démontré aux experts venus de l'extérieur que le Ministère de la Défense, de par sa spécificité, n'était absolument pas un cadre dans lequel cette réforme pouvait être appliquée. Le ministère des Affaires Étrangères était dans la même situation. Malheureusement, eux se sont fait avoir et je peux vous dire qu'ils s'en mordent les doigts ! Mais en poussant l'analyse un peu plus loin, on voit que ce projet n'est qu'un prétexte pour qu'au moment où le changement de CHOD devra intervenir, on lui enlève toute une série de prérogatives dans différentes matières. En fait, ils veulent l'émasculer pour qu'il soit chapeauté par un Président de SPF. Disons, au hasard, un civil néerlandophone, proche du MOD et qui n'est pas Secrétaire général ! En fait, on tombe dans le favoritisme politique pure et simple. Contrairement aux reproches que l'on nous a fait, nous avons pu nous préserver de cette particratisation. Il ne faudrait pas que ceux qui nous ont accusés à l'époque disent maintenant "Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais !".
11° - Votre choix politique a été de porter une très grande attention aux missions de coopération civilomilitaires (CIMIC), et les opérations à l'étranger ont fait la force de notre pays en termes d'assistance et de soutien envers les populations locales, comme au Liban, au Kosovo... Vous avez fait construire un hôpital et fait aménager des pistes au Bénin, vous avez appuyé les missions de déminage au Liban, etc. Le ministre De Crem veut mettre un terme aux opérations au Liban et donner plus de support aux Forces de l'OTAN en Afghanistan (F-16 à Kandahar, troupes au sol dans le Nord…). Quel est votre sentiment à ce propos ?
On constate une fois de plus que Pieter De Crem annonce beaucoup de choses, mais il oublie qu'il n'est pas seul au monde. Et ce qu'il veut n'est pas forcément ce que le gouvernement souhaite. La preuve, il a annoncé partout qu'il allait retirer nos troupes du Liban. Résultat, on reste. C'est comme pour l'Afrique, qu'il le veuille ou non, il sera contraint d'apporter son soutien à la MONUC. Je ne reproche rien à la philosophie du ministre, tant que l'on ne retire pas des hommes dans les missions de maintient de la paix. Il faut que nos militaires, notre matériel, nos infrastructures, servent au maintient de la paix et à la solidarité, à l'extérieure comme à l'intérieur du pays. Ma position est que l'on doit faire ce que l'on sait faire le mieux. Nous devons favoriser la paix. L'orientation déséquilibrée du tout à l'OTAN de Pieter De Crem ne peut pas tenir. Il faut veiller à avoir une présence dans le cadre de l'ONU et de l'UE, tout en apportant un soutien à l'OTAN, et avoir un rôle politique important dans nos partenariats avec l'Afrique.
12° - Durant plus de huit années passées à la tête de la Défense, vous avez répété sans cesse, et encore aujourd'hui, que la première richesse du Département est son capital humain. Pensez-vous que votre successeur partage le même avis ?
Non !!! Mais encore ? Sans commentaire !
Monsieur Flahaut, nous vous remercions pour cet entretien. (Patrick Descy)